Les Émotifs Anonymes Ça commence par un rituel propre à chacun. Un rouge à lèvres, un stéthoscope autour du cou, des chaussures de chantier soigneusement lacées, un dernier regard dans le miroir de l’ascenseur pour se donner de l’assurance. Nous mettons tous un costume avant de commencer notre journée de travail. Et ce costume est généralement accompagné d’un masque, le masque du « tout va bien ». Le monde du travail, et peut-être plus encore celui de l’entreprise, interdit tacitement la démonstration de nos émotions. Pas de peur, de surprise ou de colère qui vaille. Seule la vision cartésienne fondée sur l’opposition entre émotion et raison prédomine. Pourtant, depuis deux décennies maintenant, plusieurs études mettent en avant l’importance des émotions dans la réussite de projets professionnels ainsi que dans le bien-être au travail. Alors, quel impact ont-elles sur notre carrière ? La racine du mot émotion, du latin emovere – mettre en mouvement- semble dès le départ poser le concept : l’émotion permettrait d’agir. En moyenne nous ressentons une quinzaine d’émotions différentes par jour. De la joie au doute, en passant par la contrariété ou le dégout, les émotions sont les compagnons fidèles de notre quotidien. Antonio Damasio, professeur de neurosciences, de psychologie, de philosophie à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles, s’attache à démontrer depuis une vingtaine d’années que les émotions ont une part prépondérante dans notre prise de décisions. Autrement dit, nous serions incapables de prendre une décision rationnelle sans se fier au minimum à ce que l’on ressent. En définissant une nouvelle neurobiologie du sentiment et du comportement social, il démontre que la trace émotionnelle a une place tout aussi importante que les points rationnels qui nous poussent vers une décision ou une autre. Mieux, elles seraient à l’origine de notre système sociétal. « Les émotions sont à l’origine de la culture que nous sommes capables de fabriquer… Les arts, les sciences et les technologies viennent d’une nécessité de réponse qui vient des émotions. » Antonio Damasio Alors pourquoi sont-elles si mal perçues dès qu’elles franchissent le seuil de l’entreprise ? Une étude de l’université de Bond aux États-Unis met en avant que 21% des patrons américains montrent des traits psychopathiques, à savoir antisocial, sans remords et manquant de comportements humains. Alors elle serait là la clé ? Éviter de ressentir pour gravir les marches du succès ? Pas vraiment. Google lance en 2012 une étude dans le but de répondre à la question existentielle de tout manager qui se respecte : qu’est ce qui rend une équipe efficace ? Pendant trois ans, le projet Aristote étudie une centaine de groupes de travail pour déterminer les ingrédients du succès. Est-ce l’origine sociale ? La parité ? Un niveau d’études similaire ? Eh bien non. C’est la « sécurité psychologique », concept que le Professor Amy Edmondson d’Harvard définit comme « le fait que les membres d’une équipe pensent qu’ils peuvent prendre des risques interpersonnels en toute sécurité. » qui prévaut. Rien de nouveau sous le soleil, le livre Les Sept Habitudes des gens efficaces publié en 1989 expliquait déjà que les membres d’une équipe productive étaient ceux qui s’écoutaient les uns les autres. Tient tient… Le psychologue américain Daniel Goleman corrobore cette idée dans son livre L’intelligence émotionnelle en y prônant l’art d’utiliser ses émotions de manière intelligente. Selon lui, chaque modèle de leadership cohérent fait appel à l’intelligence émotionnelle, même si la pratique s’avère très compliquée pour les managers. En effet, la première étape pour utiliser ses émotions est de les identifier, tendance que les dirigeants rechignent à adopter sans prendre le risque d’exprimer un aveu de faiblesse. Pourtant, c’est le « self-awareness » couplé à l’empathie et à la capacité à rentrer en relation avec d’autres individus qui garantira la maitrise de l’intelligence émotionnelle. Réponse de Michael Scoot à Machiavel « Est-ce que je préfère être craint ou aimé ? Facile. Les deux. Je veux que les gens aient peur de l’amour qu’ils me portent. » Rassurez-vous, si vous pensez être difficilement capable de vous lier à d’autres individus, vous disposez comme tout le monde de neurones dites miroirs qui vous faciliteront grandement la tâche. Découvertes dans les années 90 par Giacomo Rizzolatti, neurologue à Parme, donnent la capacité à notre cerveau de réagir face à nos semblables. Les neurones miroirs permettent de comprendre les actes physiques de notre entourage et s’activent également lors de la perception d’une souffrance, d’une joie ou d’une toute autre émotion vécue par autrui. Elles sont, en somme, le berceau de notre empathie. Ces neurones ont leur contrepartie, et la pression mimétique qu’il peut en découler explique notamment certaines barbaries, prouvées par les travaux de Milgram sur la soumission à l’autorité qui valident la banalité du mal. Et parce que rien n’est jamais acquis, l’empathie et la conscience de soi se travaille au quotidien. Le Danemark est pionnier dans ce domaine et a instauré des cours obligatoires d’empathie pour les enfants de 6 à 16 ans. Ressentir et comprendre les émotions de son entourage faciliteraient leur épanouissement à l’école et leur insertion plus tard dans le monde du travail. Alors, pour comprendre nos émotions, pourquoi ne pas commencer par un exercice tout simple : répondre sincèrement à la question banale « ça va ? » et bannir le tout aussi banal « ça va et toi ? ». Une réponse comme « Je suis heureux de m’être reposé ce weekend parce que j’ai une dure semaine qui m’attend et j’ai besoin d’énergie. » ou « Je dois faire cette présentation ce matin et je me sentirai soulagé quand cela sera fait » est un bon début pour identifier notre ressenti.