Motivez-vous (punaise !) “On travaille pour épater, ou bien on se répète.” Mais épater qui au juste pourrait-on rétorquer à Alberto Giacometti ? La galerie, notre manager ou nos proches, le choix est large ! La société de service, en repensant le monde du travail tel qu’il avait été façonné au début du XXème siècle, fait davantage appel à la création qu’à l’exécution. Finies les carrières linéaires aux promotions programmées. Place aux reconversions, aux bilans de compétences et au désir de se réinventer. Mais au juste, quelles sont les raisons qui poussent les salariés à accepter un travail aujourd’hui et qu’est ce qui leur permet d’affirmer en toute objectivité qu’ils sont épanouis dans ce dernier ? Un petit mot pourrait esquisser le début d’une solution : la motivation. Sam Blucksberg, professeur à l’université de Princeton, s’est interrogé sur l’impact que la motivation pouvait avoir sur la productivité. Pour cela, il reprend une expérience initialement lancée par Karl Duncker qui testait alors le rôle des biais cognitifs sur notre manque de créativité. Dans cette expérience dite de la bougie, les participants étaient placés devant une table avec une bougie, des allumettes et une boîte de punaises. Leur objectif ? Arriver à coller au mur la bougie allumée sans qu’elle ne coule sur la table. Certains essaient de la punaiser au mur, d’autres s’amusent à faire fondre un de ses côtés pour la coller directement au mur. Bien sûr en vain. Pour trouver la solution, il fallait détourner la fonction initiale de la boite de punaises. Vidée des petites épingles, elle devenait l’outil qui permet de réussir le test. Blucksberg, s’amuse donc à reprendre cette expérience pour comprendre le rôle que joue la motivation dans la résolution de problèmes. Pour cela, il forme deux groupes en leurs indiquant qu’ils seront chronométrés pendant toute l’expérience. À l’un il indique que c’est à but scientifique, pour établir des normes et fixer une moyenne générale du temps de réalisation de l’expérience. À l’autre, il promet une récompense : les 25% les plus rapides recevront la somme de 5 dollars tandis que le premier à trouver la solution récoltera 20 dollars. Verdict ? Le deuxième groupe met en moyenne trois minutes et demie de plus que le premier ! L’incitation monétaire qui était censée favoriser la concentration engourdit à l’inverse la pensée et freine la créativité. Blucksberg décide de retenter l’expérience en la simplifiant pour les participants : il sort les punaises de la boîte. Mêmes conditions : deux groupes, deux motivations différentes. Seul le processus de réalisation est simplifié. Second verdict ? Ceux à qui l’on a promis une récompense dépassent de loin le premier groupe. Alors, comment pour deux tâches qui semblent quasiment identiques, le concept de récompense ne joue qu’une seule fois son rôle de stimulateur ? Daniel Pink, auteur américain apporte une réponse en expliquant que les motivations contingentes « si tu fais ceci, tu auras cela » ne marchent que dans certaines situations bien particulières. Quand la tâche est définie par des règles très simples, avec des objectifs à atteindre très spécifiques, la récompense devient bénéfique (cas des punaises en dehors de la boîte) Quand la tâche demande d’élargir son raisonnement, de penser en dépassant le modèle imposé, la récompense réduit le champ de réflexion et limite la créativité. Panique, effroi ! Le monde du travail va à l’encontre des conclusions universitaires ! Alors que la plupart des emplois ne répondent plus au schéma « une règle, une solution » les tâches en entreprise sont davantage organisées autour de motivations extrinsèques – la rémunération, la promotion au sein d’une équipe – plutôt que des motivations intrinsèques- « l’occasion d’explorer, d’apprendre et d’actualiser son potentiel » (Coon et Mitterer). Pour que les motivations des salariés correspondent à la nature de leurs missions au sein de l’entreprise, Daniel Pink explique donc que l’approche managériale devrait être basée sur trois points : – L’autonomie : le désir de diriger nos propres vies. – La maîtrise : se surpasser pour quelque chose qui compte. – La pertinence : l’envie de faire ce que nous faisons au service de quelque chose qui nous dépasse. Si au début des années 2000 la majorité des entreprises suivaient encore le schéma que l’imaginaire collectif de l’entreprise pensait être le bon, à savoir les motivations extrinsèques, de nombreuses entreprises ROWE (Result Only Work Environnement) sont depuis apparues. Un soulagement pour bon nombre de millénials pour qui l’approche bâton-carotte ne se contente pas d’être inappropriée mais devient carrément néfaste pour la plupart des missions qu’ils ont à accomplir en entreprise. Surtout que selon de nombreux sondages récents, les employés dits de la « classe créative » souffrent de ne pas voir d’utilité ou de sens à ce qu’ils font. Loin de trouver un confort dans l’idée d’être payés à ne rien faire, la nouvelle génération cherche à tout prix à sortir de ce qui est désormais communément appelé les « bullshit jobs ». Cette expression qui se passera de traduction a été pour la première fois utilisée par Graeber d’abord dans un essai puis, devant l’engouement mondial, de manière plus développée dans un roman. Les bullshits jobs sont pour Graeber une illusion parfaite créée par un capitalisme embarrassé d’un travail jugé de moins en moins nécessaire. Pour repousser l’oisiveté dans ses plus lointains confins, le monde du travail a multiplié des tâches de plus en plus transversales, de plus en plus inutiles rendant la légitimité de chaque travailleur de plus en plus intangible. Il les classifie en cinq catégories : Le faire-valoir : met en valeur un supérieur hiérarchique ou un client. Le sbire : une entreprise recrute pour la seule raison que ses concurrents le font. Le sparadrap : sa mission est de résoudre un problème qui n’existe pas. Le timbre-poste : signale que l’entreprise se saisit d’un sujet à la mode. Le contremaître : supervise des gens qui se débrouillent très bien tout seuls. Graeber met en exergue le fait que les bullshit jobs reposent sur cette idée dépassée que les gens ne travaillent que s’ils sont surveillés. Et voilà comment l’on revient à la case départ : les motivations extrinsèques. Bien sûr que cette idée est fausse, bien sûr que les motivations des salariés sont plus complexes, plus intrinsèques, bien sûr que travailler ne peut se résumer à être rémunéré pour son acte de présence. Cette idée a déjà fait un bout de chemin : de plus en plus d’entreprises ont adapté leurs politiques managériales et de plus en plus de salariés réinventent leur carrière et se tournant vers des métiers qui donnent un sens à leur existence. Travailler pour s’épater, c’est peut-être ça la clé.